L’Ergot

Lire ? Et puis quoi encore ?

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. Cela, personne n’en doute même si notre comportement n’est pas toujours en parfaite adéquation avec cet adage. Comment ? Parle pour toi !? Bon, d’accord, je ne suis entouré que de gens parfaits respectueux des recommandations de la Faculté. J’assumerai donc seul mes écarts de conduite. Et là n’est pas le sujet d’ailleurs.

Car vous n’en êtes peut-être pas conscients, mais l’abus de lecture peut également affecter votre santé mentale. Cet acte en apparence anodin cache pourtant une atteinte gravissime à votre équilibre psychique. Vous me direz : en quoi le fait d’ouvrir un livre, de poser les yeux sur une page couverte de mots et de poursuivre jusqu’à épuisement de ces mêmes pages, constitue-t-il un possible dommage ?
Je vais tenter une explication qui ne tiendrait surement pas devant un comité des sages mais qui permettra peut-être de faire avancer le schmilblick (référence que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître).

Dans ce monde pétri de certitudes amplifiées par les réseaux sociaux, affirmées par des gens dont la seule compétence consiste à savoir se connecter à Facebook, Snapchat ou Instagram, où des experts en rien ont un avis sur tout, et surtout un avis (coucou Coluche !), le lecteur, que j’appellerai Hannibal pour la commodité du récit et dans le Silence des Agneaux, habitué à solliciter son cerveau pour tenter de réfléchir avant de parler ou d’écrire, perd tous ses repères et ses moyens devant tant d’inconséquence.

Notre ami de la page imprimée n’a pas les codes pour répondre à un tel étalage de fadaises assénées avec force à défaut d’arguments. Il est coutumier de la nuance, de l’échange, du débat où le respect de l’opinion et de la parole de l’autre est un prérequis. Plongé dans un bain saumâtre où l’insulte suit immédiatement toute tentative de contradiction, il affiche très vite son handicap. Appartient-il encore à ce monde ?

Quittant alors les réseaux pour se réfugier dans le petit écran, le voilà happé par la grande communauté des figures télévisuelles. Leur statut leur confère à eux aussi le droit de livrer leur opinion sur des sujets dont ils ne connaissent la plupart du temps ni les tenants ni les aboutissants. Ils ne sont pas à une énormité près puisque leur cénacle est un Café du Commerce où quelques centaines de milliers de clients écoutent plus ou moins distraitement une dizaine de piliers de bars beugler leurs incongruités.

De nouveau, notre lecteur ne comprend pas où il est tombé. Qui est ce cynique âne Ouna qui prétend représenter la France de façon plus légitime que les véritables élus de la nation ? Qui est ce bateleur qui s’arroge le droit de parler, juger, condamner, au nom des citoyens ? Hannibal ne peut pas être dupe de ce populisme médiatique, mais il pressent qu’il se coupe d’une partie de la société.

Proche de la dépression, Hannibal zappe et se trouve confronté à des Marseillais, c’est en tout cas ainsi qu’ils sont présentés, dont l’inanité du discours, l’absence de vocabulaire et une plastique siliconée, semblent être l’unique raison de leur présence à l’écran. N’en pouvant plus, harcelé par ce flot ininterrompu de platitudes et de bêtises, il finit par brûler tous ses livres, dans l’espoir de se sentir un jour normal, de se faire accepter par ses semblables. Il caresse l’espoir qu’après une cure de désintoxication, il puisse lui aussi être invité par Ouna, pour pouvoir cracher son venin.

Je sais que pour la plupart d’entre vous qui me lisez, il est déjà trop tard. Mais pensez à vos enfants ! Ne les forcez pas à lire des livres. Quelques magazines à la rigueur, mais pas plus. Imaginez qu’un jour ils se mettent à critiquer les réseaux sociaux ? Vous ne voulez pas les voir rejetés par leurs congénères tout de même ?

J’espère en tout cas vous avoir convaincu que la lecture est une activité enrichissante, favorisant l’ouverture et l’introspection, donc antisociale et qu’il faut à tout prix éradiquer de notre environnement. La philosophie, le doute, le questionnement ne sont que perte de temps et obstacle à une communion de tous les instants avec l’humanité.

Vous pouvez vous aussi, comme Hannibal, brûler vos livres, c’est un bon début. Transformons nos bibliothèques en parkings, nos médiathèques en centres commerciaux, débarrassons-nous de tout signe extérieur de culture. Notre survie est en jeu.

Enfin, ne soyez pas complices de cette manifestation honteuse que constitue la soirée Dédicaces annuelle de l’Académie. Car oui, les Attachés de Bresse récidivent impunément chaque fin d’année. Vous risquez d’y rencontrer des auteurs qui auront l’impudence de venir avec leurs ouvrages dans le secret espoir que vous sollicitiez un autographe. Ne vous laissez pas berner par leur apparente sollicitude. Ce jour-là, restez devant votre poste de télévision !